mercredi 3 novembre 2010

La Brigade chimérique - tome 6 et bilan


Voilà, cela fait un peu plus d’une semaine que le dernier tome de la Brigade chimérique est sorti en libraire. La conclusion d'une aventure commencée l'année dernière et dont je vous ai parlé et reparlé ici même - sans doute jusqu'à faire fuir les trois derniers curieux qui lisaient ce blog.

Je vais donc me livrer comme d’habitude à une critique & analyse de ce tome, qui risque plus que jamais de décevoir ou désappointer de nombreux lecteurs au vu de son jusqu’auboutisme, de son total radicalisme – et de sa parfaite cohérence avec tout ce qu’avaient mis en place les auteurs depuis le début de l’œuvre. En effet, difficile d’imaginer une autre fin possible : celle-ci est non seulement la meilleure, mais surtout la seule possible tant toute la bande-dessinée tendait vers elle.

La Tête Arrive est le dixième et dernier épisode de la saga. Alors qu’à Varsovie, George Spad fait face à son destin, à Métropolis une Brigade chimérique déchaînée affronte enfin le Gang M. L’issue de ce combat déterminera l’avenir de l’Europe…
Le Grand Nocturne est l’épilogue, le point final. Il nous dévoile finalement comment la superscience quitte le Vieux Monde pour le Nouveau, comment le surhomme européen disparaît au loin tandis que se profile l’abominable guerre qui couve depuis des années.

Difficile de savoir par où commencer, tant ce tome est riche et foisonnant, possède différents niveaux de lecture, prend à contre pied certaines attentes…
Débutons par ce qui était le plus attendu : le combat final opposant la Brigade chimérique au Gang M. Un choc des titans, mettant en scène les êtres les plus puissants d’Europe dans le but d’infléchir le destin de celle-ci. Et surtout : un duel qui ne tournera pas comme prévu… Bien que plus puissante, plus déterminée, plus « complète » (rappelons que le Gang M est amputé d’un membre et de fait, y perd en pouvoir), la Brigade chimérique sera finalement vaincue, écrasée même – par le pouvoir hypnotique de Mabuse.
C’est là sans doute le premier moment déstabilisant : ceux qui attendaient un affrontement dantesque sur plusieurs pages en seront pour leurs frais, de même pour ceux qui s’imaginaient que tous les surhommes européens se rendraient à Métropolis pour un dernier baroud d’honneur… Oh certes, ça aurait eu de la gueule – d’autant plus au vu de la virtuosité graphique déployée par Gess dans ce tome (cette pleine-page du Baron Brun déchiquetant une marée de Crânes !). Mais ça aurait surtout été en contradiction totale avec le dispositif narratif mis en place par les scénaristes depuis le premier tome : revisiter l’histoire de cette période à travers le prisme des aventures feuilletonnesques et des surhommes de notre ancienne culture populaire.
Or, la réalité fut celle-ci : la défaite des démocraties occidentales face à la Bête immonde était idéologique avant que d’être militaire. Le ver était dans le fruit et c’est ce qu’illustre ce combat : l’hypnose de Mabuse, métaphore de la propagande nazie, divise les nations et en dresse les penchants les moins avouables contre les valeurs plus nobles. Sérum qui finit par tuer le Soldat inconnu – visualisé comme un cafard, une vermine – symbolise plus que jamais la tendance d’une civilisation à se dévorer elle-même, à retomber dans ses vieux travers (antisémitisme, obsession du pouvoir, importance de la force…). Et le résultat est là : amputée de son leader (source d’équilibre du groupe), la Brigade chimérique dépérit – ainsi qu’a dépéri la France : pays vaincu, occupé, collaborationniste durant la deuxième guerre mondiale.
Tout l’intérêt de la scène – outre son niveau symbolique – est la résonance qu’elle prend avec tous les épisodes précédents. Il est plusieurs fois répété que la Brigade chimérique, représentant à travers Jean Séverac une France idéalisée, est invincible, surpuissante. Et de fait, physiquement elle domine largement le Gang M. Mais c’est la force des idées qui détermine l’issue du conflit, qui déchire les nations – et cela aussi est démontré précédemment : Cagliostro manipulé par Mabuse qui pousse les Parisiens à s’entretuer ou les robots hypnotiques qui en font autant à Londres (et toujours par le biais d’une manipulation mentale, ce qu’est la propagande à tous points de vue). De plus, le retournement de situation est magistralement illustré par Gess : on découvre un Mabuse littéralement possédé par son discours, dont les paroles fascinent totalement les membres influençables de la Brigade chimérique (Sérum et le va-t-en guerre Baron Brun). Il est d’ailleurs intéressant de noter que seule la dernière case présente clairement Mabuse usant de son pouvoir (les yeux brillants de l’hypnotiseur), comme si en réalité ses paroles n’avaient presque pas besoin de ce coup de pouce superscientifique pour convaincre… De la même façon, le discours servi reprend dans les grandes lignes ce que Mabuse avait déclaré dans le prologue, à la Conférence de Métropolis : illustration pertinente du chemin peu à peu parcouru par l’idéologie nazie à travers l’Europe, jusqu’à la voir triompher.
La mort du Soldat inconnu est le dernier holocauste dont a besoin Métropolis – l’anti-être – pour se développer. Désormais, l’Injuste est complet : le dernier rempart est détruit, une nation (ici la France) s’est amputé elle-même de l’une de ses composantes et en est symboliquement morte. Plus rien ne fera barrage aux armées allemandes. L’anti-être incarne depuis le début la fin d’une civilisation (le Judaïsme et son apport humaniste), le point d’extinction d’un certain nombre de valeurs européennes : dont justement l’imaginaire, la capacité à rêver ses héros et à se créer une mythologie populaire. Ici, Métropolis engloutit tout cela : le rêve devient un cauchemar, la thématique du surhomme est dévoyée par la théorie suprématiste de la race aryenne et l’Europe semble condamnée à laisser partir cette partie de sa culture désormais entachée, infréquentable. Autre métaphore illustrant cela (dans les pages finales de l’épilogue, mais le lien est trop fort pour être passé sous silence) : George Spad arrêtée et déportée au cœur de l’anti-être, la tête du Grand Nocturne – rien moins que le camp d’Auschwitz… George Spad est une écrivaine, auteur de feuilletons populaires à qui l’Hypermonde parle directement : elle est une incarnation concrète de cet imaginaire européen qui s’éteint dans les gaz et la fumée, là où la science finit par tuer la superscience.

Venons-en à l’épilogue.
Ses premières pages représentent un Jean Séverac s’abimant dans l’Hypermonde, désormais perdu en cette dimension des idées alors que résonnent les voix de la guerre (la mobilisation est déclarée, l’Italie masse ses troupes à la frontière). Dans une salle de cinéma, le jeune Michel – véritable encyclopédie de cette culture populaire destinée à s’éteindre – voit ses rêves d’enfant brisés par la révélation du pacte germano-soviétique. La France idéalisée d’antan se disloque et le conflit commence alors qu’elle a déjà perdu sans même le savoir.
L’extinction de la superscience pousse finalement les surhommes à partir d’Europe. À Londres, les superscientifiques réunis s’apprêtent à prendre un bateau pour les États-Unis d’Amérique. Mr Steele (tout simplement Superman : le super-héros américain archétypal, symbolisant ici le nouveau visage de la culture du surhomme une fois transplantée en Amérique) s’incline alors devant un être dont on a beaucoup entendu parler sans le voir encore : le Golem, l’incarnation de la magie / superscience – et donc de l’imaginaire, du pouvoir qu’ont les rêves et les mythes de modeler le monde. Le Golem, construct juif qui symbolise rien moins que l’humanisme judéo-chrétien que Mabuse cherche à détruire, l’inverse total de l’anti-être, désormais indésirable en Europe. Le départ du Golem pour les USA peut s’interpréter à plusieurs niveaux : scientifiquement, de nombreux Juifs émigrèrent (Enstein par exemple) ; culturellement, il est à noter que la majorité des créateurs des premiers comic-books étaient juifs (Jack Kirby / Kurtzberg, Stan Lee / Lieber, Will Eisner, Jerry Siegel & Joe Shuster…) ; enfin politiquement, le centre du monde se déplaça d’Europe en Amérique après la seconde guerre mondiale…
Et à la suite du Golem, les surhommes quittent le vieux monde pour les USA. Même dans le camp adverse, Mabuse et son Gang laissent place à l’homme qu’ils « permutèrent » jadis à Commines : un sinistre personnage bien connu… Là encore, c’était annoncé : le Passe-Muraille, dès l’épisode 1, ne décide-t-il pas de s’exiler à cause de l’atmosphère délétère régnant à Paris ? Quand le continent sombre dans la guerre, quand la superscience devient indésirable, quand la culture populaire n’a plus sa place dans un monde en guerre : alors il faut s’expatrier et semer ailleurs des graines permettant la renaissance. Les surhommes européens sont le moule de leurs successeurs américains : Palmyre formera le Dr Strange et le Dr Fate, Félifax engendrera le Fauve, Judex se muera en Batman, et François Dutilleul n’est-il par le grand-père d’une certaine Kitty Pryde (elle-même juive) ? Attention, en aucun cas il ne s’agit de dire que les créateurs de comics américains avaient connaissance de ces personnages et les ont copiés : nous sommes ici à un niveau bien plus symbolique – et on en revient au Golem et ce qu’il incarne. On s’engage sur le terrain de la théorie de la fiction : comme si l’Europe, après avoir passé un demi-siècle à s’entredéchirer, perdait de ce fait le droit de créer la mythologie dominante – ce droit étant dès lors l’apanage des Américains, et dans une moindre mesure des Anglais dont l’industrie culturelle restera vivace (2000AD, Marvel UK où un certain Alan Moore fit ses premières armes…), ce qu’illustre le fait que l’Accélérateur reste en Europe. Mais il y a déplacement de l’imaginaire, de l’inconscient collectif, de l’Hypermonde d’un continent à un autre. Et en surgissent tout naturellement, dans de nouveaux esprits, les mêmes archétypes peuplant des fascicules colorés jusqu’à accéder au rang de légendes à la portée mondiale.
Mais si l’Europe perd ses surhommes, elle garde / gagne tout de même des figures héroïques. Ainsi, au détour d’une page, peut-on apercevoir Bob Morane ou Francis Blake (de Blake & Mortimer) : ni hommage ni clin d’œil, cette scène a pour but d’illustrer concrètement le passage de relais au sein de l’imaginaire européen entre le surhomme et le héros humain, qui peuplera désormais littérature populaire et bande-dessinées. Autre archétype héroïque prenant naissance en cette ère troublée : le résistant, qui malgré ses moyens dérisoires luttera pied à pied contre le fascisme (on mesure l’importance de ce type de héros à l’aune du mythe gaulliste en France, par exemple). Le Partisan, « le héros sans pouvoir », reste à quai et observe le départ des surhommes au loin – lui reste pour se battre. Et pendant ce temps, le dernier surhomme français, le Nyctalope qui incarnait la grandeur du pays (mais surtout son arrogance) sombre dans la folie et ressasse ses erreurs passées, enfermé dans le noir.

La fin de la Brigade chimérique est d’une noirceur peu commune – tout comme le fut la réalité à cette époque.
Toutefois, les auteurs parviennent à instiller un espoir pour l’avenir. Le message du Golem en premier lieu : « Gagnez cette guerre et payez vos dettes » laisse à imaginer que l’Europe, une fois le conflit résolu, redeviendra une puissance de premier plan – et retrouvera sa capacité à rêver le monde. Les héros qui décident de rester pour se battre sont une autre lueur : l’Europe ne perd pas totalement son imaginaire ; celui-ci se transforme, s’adapte et l’Angleterre devient un pont entre l’Ancien et le Nouveau Monde. L’Invisible de George Spad, malgré l’horreur absolue des pages finales, délivre un ultime message annonçant la renaissance d’une Europe démiurge des mythes modernes. Et enfin, le dernier dessin, celui qui clôt l’œuvre : la Chambre ardente, la bague perdue quelque part dans les Alpes autrichienne, comme la promesse ténue du retour de Jean Séverac – prêt à prendre sa place de mentor auprès d’une nouvelle génération de surhommes européens ? Pourquoi pas...

Un prologue, dix épisodes et un épilogue : en douze numéros, la Brigade chimérique s’est taillée une place importante dans la bande-dessinée française. Réconciliant deux mondes particulièrement proches sans le savoir, ce comic-book puisant ses références au sein de la culture populaire européenne de l’entre-deux-guerres réussit haut la main son pari : faire revenir sur le devant de la scène des héros, des histoires, un état d’esprit, des codes et les offrir en legs aux lecteurs d’aujourd’hui.
Toute l’œuvre est en quelque sorte un signal pour dire : « Ça y est, on a purgé notre peine et il serait temps de se réveiller ». Les dieux et demi-dieux ressuscités dans la bande-dessinée ne demandent qu’à être mis en scène de toutes les façons possibles (en BD, en romans et nouvelles, en films – Christophe Gans prépare un Fantômas actuellement…) par des artistes biberonnés au lait du comic-book américain et qui souhaiteraient désormais modeler l’argile de leur propre culture populaire – afin de recréer un Golem en Europe, d'ouvrir la Chambre ardente une nouvelle fois. C’est là un superbe cadeau que nous font les auteurs de la Brigade chimérique – et moi-même en ai été si touché que j’ai eu envie de contribuer, en apportant ma pierre à l'édifice via l’Encyclopédie et le Jeu.
Ni intellectualisante ni pédante mais au contraire humble et généreuse, la Brigade chimérique est avant tout une grande bande-dessinée et une œuvre importante – aussi forte et marquante que ce que peuvent produire des artistes anglo-saxons comme Alan Moore, Grant Morrison ou Warren Ellis. Une véritable déclaration d’amour à la culture populaire et un matériau brut qu’il nous appartient désormais de façonner. Serge Lehman, Fabrice Colin, Gess et Céline Bessonneau nous ont montré le chemin ; à nous désormais de défricher cet Hypermonde, de replanter les graines et d’en récolter des héros et des histoires.

6 commentaires:

  1. Magistrale explication. Chapeau bas !

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  2. Bravo, bel article. Je dis Amen à ta dernière phrase. Mais j'ai cru comprendre que ce sont plutôt les héros du petit quotidien prout prout ou les parodies avec petit doigt levé qui ont la côte en ce moment. Je vois cependant toujours le côté vide du verre à Martini.

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  3. Tu as hélas raison compadre. J'ai cru comprendre que les ventes du dernier Maliki crevaient le plafond quand la Brigade chimérique semble réservée à un petit cercle d'initiés - mais tant mieux, comme ça on se sent plus intelligent.

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  4. Article très intéressant et bien écrit.

    J'ai aimé cette fin, c'est effectivement la meilleure fin possible mais je l'ai trouvée frustrante car trop vite expédiée, de nombreuses choses auraient méritées de prendre plus de temps (notamment le départ des surhommes pour les Etats-Unis ainsi que le déclin du Nyctalope).

    C'est pourquoi j'attends avec impatience le jdr, histoire de me replonger dans cet univers si fort et si original.

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  5. Il est vraiment bon, ce billet.

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  6. Pinaillons sur la forme, puisque le fond est assez inattaquable :
    >George Spad est une écrivaine

    Certainement pas, puisque ce mot n'existe pas... pas plus qu'auteure.

    George Spad, qui est une femme, est un écrivain. Elle est auteur. Elle est aussi sans doute le prédécesseur de quelqu'un d'autre.

    C'est agaçant cette manie journalistique d'écrire n'importe quoi.

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