Avec la régularité promise, la saga Masqué sort son deuxième tome (sur quatre prévus) tout juste quatre mois après le premier. Pour rappel, il s'agit là de la nouvelle bande-dessinée de Serge Lehman (après la Brigade chimérique) qui explore la question du super-héros français.
Mais contrairement à son aînée, Masqué s'intéresse au retour du surhomme dans un contexte contemporain (ou quasi - avec un léger décalage futuriste). En somme, dans la Brigade chimérique Serge Lehman nous rappelait que des super-héros européens et français ont existé durant l'entre-deux-guerres ; avec Masqué, il se propose de les faire revenir dans notre présent anticipé - tout en posant ses théories sur l'écosystème culturel et urbain nécessaire à l'émergence de ces figures mythologiques.
Pour rappel, dans le tome 1 de Masqué, notre héros Frank Braffort - militaire démobilisé après un traumatisme dans le Caucase - revenait à Paris pour y découvrir une ville transformée par les ambitions du Préfet Beauregard. C'est au sein de cette métropole aux allures rétrofuturistes (décorée par un hologramme du Fantôme, le plus grand super-criminel du vingtième siècle) qu'il sera initié à certains secrets jusqu'à en être littéralement transformé - le retour d'une ancienne "force" lui semblant lié.
Dans ce tome 2, Frank Braffort est désormais un super-héros - sans qu'il comprenne bien comment ni pourquoi - et un super-vilain fait son apparition - comme en réaction. C'est son ancien supérieur - surnommé le Fuseur - qui se voit muté en géant gazeux, menaçant la ville dans un délire mégalomane. Un choc de titan en perspective pour ces deux sur-êtres - tandis que de nouvelles questions sur la mystérieuse "force" se posent en filigrane.
Pierre par pierre, Masqué semble vouloir (re)construire un environnement mythologique parisien propre à faire renaître en son sein des super-héros. Pour cela, Serge Lehman réutilise de façon explicite des éléments de la Brigade chimérique (dont Masqué se pose décidément comme la suite, la continuité) mais développe également ses propres thèses sur le sujet - notamment dans l'article qui clôt ce volume (une interview de la psychogéographe Villanova).
Ainsi, il semble que la ville soit le lieu d'émergence propice aux surhommes. La métropole est liée presque organiquement à l'archétype du super-héros - qu'on en juge avec le premier d'entre eux aux Etats-Unis, Superman et sa ville Métropolis (un nom porteur de sens). C'est la raison pour laquelle Masqué pose comme postulat une légère anticipation temporelle : une époque où Paris se mue en véritable mégapole et devient - redevient ! - un terreau fertile pour y faire pousser des légendes masquées. Villanova le dit explicitement : la dernière fois que Paris s'est parée de grandeur, c'était durant l'entre-deux-guerres (et implicitement, c'est la Ville-Lumière de la Brigade chimérique qui est citée) - et Paris-Métropole cherche consciemment à retrouver cette ancienne gloire (hologramme de "Fantômas", dirigeables, design retrofuturiste...) tout en s'élançant vers le futur. C'est donc la rencontre de la science, du progrès et du passif imaginaire de la capitale qui formera le big bang d'où pourront émerger les nouveaux super-héros.
Ce qui se dessine en filigrane derrière cette théorie, c'est que le super-héros est un élément culturel qui ne peut surgir que dans une culture puissante, dominante - comme le furent les Etats-Unis après la Deuxième Guerre Mondiale, comme le resta l'Angleterre du fait de son insularité source de fierté nationale (et pas nationaliste). Une force que la France et le reste de l'Europe avaient perdu avec cette guerre - c'est là le postulat que Serge Lehman développe à travers la Brigade chimérique : l'Europe n'avait plus le droit - et en réalité se l'interdisait - de créer de nouveaux héros surhumains. Transformer Paris en Métropole, faire de la ville un terrain d'expérience situationniste et lui rendre sa fierté des années 1920 / 1930 est le moyen trouvé pour en faire à nouveau une capitale puissante, un bouillon de culture apte à produire de nouvelles légendes - de nouveaux super-héros.
Les liens de Masqué avec la Brigade chimérique - outre ceux cités, mais qui restent sous-entendus et font partie de la pensée que développe Serge Lehman depuis ces dernières années (lire quelques-unes de ses interviews sur le sujet) - se font bien plus explicites dans ce tome 2.
Notamment à travers un terme - une notion qui sous-tendait déjà la réalité de l'Europe superscientifique mais n'était jamais cité dans la Brigade chimérique, et qui fut uniquement développée dans l'adaptation en jeu de rôle (permettez-moi ici une petite bouffée de fierté). Il s'agit du plasme - et je préfère ne pas en dire plus pour ceux, n'ayant jamais lu le jeu de rôle, qui préfèrent se ménager le suspens. De la même façon, qui sont ces étranges nautoniers qui semblent en savoir beaucoup sur les secrets de Paris et qui ont une apparence rappelant fortement celle du Nyctalope et des hommes du CID ? Et l'être que devient Braffort lorsqu'il se concentre sur un symbole spiralé, n'est-ce pas une chimère semblable à celles qui composaient la Brigade ? Après tout, notre héros en parle comme d'un mannequin qu'il anime à la force de sa volonté, lui-même ayant l'impression de se trouver loin, de regarder ce "corps" agir. D'ailleurs, lorsqu'il visualise la spirale mutagène, Braffort n'ouvre-t-il pas une porte sur l'Hypermonde, comme Jean Severac le faisait avec la Chambre ardente ? (et rappelons à toutes fins utiles que le tome 3 de Masqué a pour titre "Chimères & Gargouilles") De la même façon, d'autres questions restent en suspens : à quel personnage (dont Braffort se pare des atours) appartenait le repaire découvert sous Montmartre ? Pourquoi la "force" y était-elle en dormance ? Et d'ailleurs, quelle est-elle exactement ?
Il est également intéressant de noter que Masqué se déroule dans un univers où les super-héros américains existent. Ceux-ci sont cités (notamment le Surfeur d'Argent) et l'on peut voir une référence à Stark Industries dans un coin de case... Nous ne sommes donc dans le monde post-Europe superscientifique, au sein duquel les surhommes américains ont pris le relais de leurs prédécesseurs du Vieux Continent - comme le met en scène l'épilogue de la Brigade chimérique... Une façon pour Serge Lehman de montrer son respect à l'imaginaire super-héroïque des Etats-Unis, en ne l'ignorant pas et en l'intégrant même dans son oeuvre à un niveau intra- et extradiégétique (comment reparler de super-héros français en occultant la culture qui domine le genre depuis soixante-dix ans ?).
Espérons que la suite nous permettra de compléter ces ponts entre les deux oeuvres - tant il y a là matière à fantasmer une saga racontant le passé et l'avenir du super-héros français.
Masqué confirme donc l'excellente impression du tome 1. Le dessin de Stéphane Créty est toujours aussi dynamique et coloré et les cases fourmillent de détails sans doute très signifiants une fois décodés. Ainsi, dans le métro on peut lire ce graffiti : "Nikopol reviens !", un rappel du fait que Serge Lehman fut le scénariste du film d'Enki Bilal, Immortel (une oeuvre dans laquelle, déjà, une singularité - cette fois sous la forme d'une pyramide volante - émergeait dans un Paris futuriste en proie aux doutes). Le travail sur le design est même brillant : "Super-Braffort" a un look somptueux, à la fois classique et moderne, et les effets qui accompagnent ses pouvoirs sont aussi simples que bien trouvés (les lignes noires et blanches). Le Fuseur a l'apparence du super-vilain que l'on attendait, à la fois grandiose et menaçant, mais aussi mesquin et pathétique (il rappelle un peu l'Homme-élastique de la Brigade chimérique).
Quant au scénario, il continue à développer l'univers, à enrichir sa mythologie, tout en nous offrant une scène d'action dans le plus pur style comics. On obtient des réponses, on se pose de nouvelles questions - et du coup, on a hâte de lire la suite ! La qualité essentielle d'un tel récit - l'envie d'en savoir plus - est donc bien présente.
Et comptez sur moi pour être au rendez-vous du tome 3 de Masqué !
Est ce que tu penses que l'homophonie Braffort / Bras Fort est voulue. Bras fort en anglais ça fait Armstrong, nom du premier astronaute sur la lune. Ca sonne aussi comme Brick Bradford, héros superscientifique américain, traduit en français sous le nom de Luc Bras de Fer (on retrouve l'idée du bras fort ).
RépondreSupprimerComme je l'ai souligné dans mon billet concernant le tome 1, je pense que les noms ont une résonance dans Masqué : Braffort, Beauregard, Villanova...
RépondreSupprimerMais je ne pense pas qu'il faille chercher aussi loin que tu le fais.