mardi 2 avril 2013

L'Homme truqué


Si vous lisez ce blog, je prends pour un fait acquis que vous connaissez déjà la Brigade chimérique - étant donné que j'en ai parlé en long, en large et en travers. Au cas où vous soyez arrivé ici par hasard, un bref rappel : la Brigade chimérique est une bande-dessinée de Serge Lehman, Fabrice Colin, Gess et Céline Bessonneau qui - en douze épisodes - nous narre la fin de l'ère des super-héros européens, engloutis par le spectre de la deuxième guerre mondiale et de son cortège d'horreurs. Convoquant les surhommes de la littérature merveilleuse-scientifique de l'entre-deux-guerres (le Nyctalope, Félifax, Mabuse, etc.), l'oeuvre se voulait un rappel de notre héritage science-fictionnel européen autant qu'une explication de l'extinction de cette culture populaire - qui dès les années 50 nous sembla naturellement l'apanage des Américains.
La Brigade chimérique a reçu un fort bon accueil critique (Grand Prix de l'Imaginaire 2001, entre autres) et public - au point d'avoir droit à une édition intégrale pleine de bonus et de se voir déclinée en une gamme de jeu de rôle. Fort de ce succès, voilà que son éditeur - l'Atalante - lance à présent une collection nommée l'Hypermonde  (en un bel hommage à Régis Messac) afin d'y publier d'autres bandes-dessinées prenant place dans cette Europe chimérique que nous avons appris à connaître et à apprécier.

L'Homme truqué est donc le premier titre de cette collection, il est l'oeuvre de Serge Lehman et Gess.
Pour resituer les choses, il convient de rappeler que l'Homme truqué est à l'origine un roman de Maurice Renard (sans doute le premier théoricien du courant de la vieille science-fiction européenne, qu'il baptisa merveilleux-scientifique) narrant les turpitudes du Lieutenant Jean Lebris - qui, vers la fin de la Grande Guerre, fut blessé dans les tranchées et se retrouva kidnappé par de mystérieux individus et soumis à une expérience lui octroyant une vision électrique. Une oeuvre (publiée en 1921) qui portait en elle certains des germes du surhomme européen : expérience superscientifique, savant fou, spectre de la Grande Guerre...
L'Homme truqué - la bande-dessinée - reprend les prémisses de l'Homme truqué - le roman - et les injecte dans l'univers partagé mis à plat dans la Brigade chimérique, les intègre à ses paradigmes. C'est ainsi que notre pauvre Lieutenant Lebris, relâché par ses bourreaux (dont on devine aisément au détour d'une planche la véritable identité), se retrouve traqué comme un monstre dans le Paris de l'immédiat après-guerre (l'action se déroule en 1919) et par rien moins que le Nyctalope en personne assisté pour l'occasion de Marie Curie, alors en train de donner à son Institut du Radium l'impulsion qui en fera le plus grand centre de superscience du monde.
Capturé, notre Homme truqué tentera de se réinsérer dans la société malgré son "handicap" (son pouvoir de surhomme étant dû à une machinerie encombrante directement greffée sur son crâne), aidé en cela par le romancier Maurice Renard. Mais sa malédiction s’avérera une bénédiction quand il s'agira de sauver Paris - et le monde ! - d'une invisible menace qu'il est le seul à pouvoir déceler...

L'Homme truqué est un pur régal pour l'amateur à la fois du roman d'origine (dont il est une relecture respectueuse) et de l'univers développé en filigrane dans la Brigade chimérique.
Il est d'ailleurs à noter que Serge Lehman suit ici une certaine logique : ainsi, si la Brigade chimérique était le point final de l'histoire des surhommes européens, l'Homme truqué en est en quelque sorte le commencement. En effet, si le Nyctalope semble déjà oeuvrer depuis quelques temps, Marie Curie revient à peine de la Grande Guerre et accueille les premières victimes de la superscience dans son Institut ; l'Homme truqué est le premier surhomme à y être recruté. Nous sommes en 1919, vingt ans avant que l'Anti-être ne remporte (temporairement) la victoire sur l'imaginaire merveilleux-scientifique, et bien que les prodiges de la superscience ne soient pas tout à fait inédits, l'âge d'or des surhommes débute à peine. Après nous avoir narré la fin de l'histoire, Lehman et Gess reviennent donc au commencement et encadrent ainsi leur Hypermonde avec deux solides bornes entre lesquelles l'univers pourra continuer à se développer de façon cohérente maintenant que les fondamentaux (thématiques, narratifs, chronologiques) en ont été posés. Nul doute que de nombreuses autres histoires sont encore à raconter durant ces deux décennies ! (d'ailleurs, au détour d'un dialogue entre Maurice Renard et Rosny Aîné, on peut prédire qui sera le protagoniste du prochain album - et c'est fort alléchant !)
Le scénario de l'Homme truqué est une belle réussite. Ici, l'ambition n'est donc plus d'apporter une réponse symbolique (quasi psychanalytique) à la dramatique carence de l'Europe en matière d'imaginaire super-héroïque, mais bien de se ré-emparer sans complexe du courant merveilleux-scientifique et de ses dieux et héros pour raconter (ou re-raconter) les fabuleuses aventures qui émerveillaient les lecteurs et spectateurs de l'époque - bref, s'approprier cet héritage, le dépoussiérer un peu, le moderniser même afin de recréer cet enchantement à destination du lecteur, du spectateur d'aujourd'hui. Pour ce faire, Serge Lehman marche donc dans les pas de Maurice Renard et met en scène un surhomme touchant et atypique. Considéré comme un monstre (même par lui-même), il est traqué en tant que tel et la première partie de l'album nous montre comment le Nyctalope et Marie Curie vont le capturer et tenter de le ramener à la vie civile - dans une débauche de péripéties bien superscientifiques ! Agents du CID, stratogyres, halo supernoir : rien ne manque de la panoplie habituelle de Léo Saint Clair et on peut y ajouter la vision électrique de l'Homme truqué, qui fait de lui un adversaire redoutable même face à quelqu'un capable de voir dans l'obscurité la plus totale...
Maurice Renard est lui-même également convoqué dans le récit - selon la logique mise en place dans la Brigade chimérique où les auteurs de romans scientifiques devenaient les biographes des personnages qu'ils avaient inventés. Ce sont d'ailleurs les actions de ce duo - Jean Lebris et son futur hagiographe - qui sont le moteur de la seconde partie du récit, dans laquelle Serge Lehman a l'intelligence de recycler un autre roman de Maurice Renard (le Péril bleu) afin d'injecter dans son histoire une menace que seul l'Homme truqué peut déjouer grâce à son don. Une façon élégante de chimériser l'oeuvre d'un auteur majeur du courant merveilleux-scientifique : bel hommage en même temps qu'idée brillante pour relancer l'action et permettre à Jean Lebris d'achever son périple initiatique. De monstre rejeté, il devient héros populaire - le premier surhomme issu de la Grande Guerre à accepter son destin, ouvrant la voie pour les suivants.
La partie graphique de l'Homme truqué est un véritable enchantement - et je pèse mes mots. Gardant le dynamisme (fortement inspiré du comic-book) qu'il avait su insuffler dans la Brigade chimérique, Gess affine encore son trait ici pour nous livrer des planches d'une virtuosité ébouriffante. Aussi à l'aise dans le drame et l'introspection (parvenant à créer l'empathie pour un personnage dont la moitié du visage - dont les yeux - est dissimulée derrière un complexe appareillage) que dans l'action feuilletonesque (mettant en scène une action cinématographique en diable grâce à un sens du découpage sans faille),  il apporte une finesse inédite à son style - et la mise en couleur achève de sublimer le tout. Le grand défi de cet album était également de nous faire comprendre la vision électrique de l'Homme truqué : pari gagné grâce au choix d'une vision subjective sur plusieurs cases, nous montrant la façon dont Jean Lebris perçoit le monde (il discerne l'activité électrique et voit ainsi les êtres vivants comme des amas d'impulsions énergétiques) de façon à la fois évocatrice et poétique.
Une excellente histoire et un dessin superbe font donc de l'Homme truqué une totale réussite, car au plaisir de lire une aussi bonne bande-dessinée s'ajoute celui de retrouver un univers familier - mais différent, du fait du décalage temporel (on assiste au début de l'âge des surhommes européens). Ici, le Nyctalope est encore jeune et svelte - et bien plus sympathique que dans la Brigade chimérique. Voir Marie Curie en action est également jouissif. Ajoutons que la Brigade chimérique elle-même fait une apparition remarquée et vous comprendrez que le fan de l'oeuvre d'origine se trouve comblé par cet album - qui n'a finalement qu'un seul défaut : il est trop court et nous donne envie d'encore plus d'aventures chimérques.

Un petit mot sur l'intérêt de l'Homme truqué pour les rôlistes jouant à la Brigade chimérique - l'Encycplopédie et le Jeu. 
Cette bande-dessinée constitue évidemment une inspiration directe et officielle. L'Homme truqué mis en scène ainsi que la menace qu'il contribue à déjouer peuvent être réutilisés dans un scénario très aisément. Surtout, il est montré comment un pouvoir à priori peu utile (une vision électrique) peut s'avérer crucial selon les circonstances. Enfin, si un meneur de jeu désire faire jouer une campagne à l'aube des années 20, il a ici un véritable petit guide de l'état de la France chimérique à cette époque (Institut du Radium à ses balbutiements, population méfiante envers la superscience, le Nyctalope déjà en place depuis quelques temps...).

L'Homme truqué consolide donc l'édifice commencé avec la Brigade chimérique. En tant que premier jalon de l'histoire de l'Europe superscientifique, il nous fait rêver à une collection de l'Hypermonde se remplissant peu à peu d'autres albums tout aussi réussis, nous présentant d'autres héros lors d'exploits parfois à peine évoqués dans certains textes d'ambiance promotionnels (Judex contre les Vampyres, l'arrivée de Félifax en Europe, les batailles entre la Brigade chimérique et le Gang M...).
Messieurs Lehman et Gess : vous savez ce qui vous reste à faire ! Au travail ! 

4 commentaires:

  1. Je me permet de vous contacter car j'aimerai savoir quand le prochain fasicule dans l'univers du Jiang Hu sortira ?
    Merci
    Laurent

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    1. En juin, si tout va bien ! La couverture est déjà visible sur le site du Carnoplaste.

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  2. Merci pour votre réponse rapide. Vivement :)

    Laurent

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  3. J'ai moi même recement lu ce livre qui est super génial. J'ai vraiment adoré voir les début. Je suis moi même en train d'écrire une campagne de JDR qui se passe encore avant avec les gentilhommes justicier et les début de la fée Electricité à Paris en 1900.

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