lundi 29 avril 2013

Masqué - tome 4



Le pari éditorial de Masqué - la série de Serge Lehman et Stéphane Créty dont l'ambition est rien moins que de ramener les super-héros en France - est donc réussi : on nous avait promis quatre tomes formant un cycle en un an - et nous les avons eus ! Quatre volumes d'une cinquantaine de pages pour une saga généreuse s'étalant sur deux cent pages (que l'on imagine à présent regroupées en une volumineuse intégrale) avec l'objectif affirmé de ressusciter un certain imaginaire français concernant les surhommes. 
Ce tome 4 de Masqué est donc le point final d'un cycle - mais apparemment pas de la série, puisque au moins une autre saison semble au programme. Tant mieux, tant il aurait été dommage de ne pas profiter du nouveau paradigme mis en place à l'issue de cette première saga !

Rappel des faits : Franck Braffort est un soldat démobilisé après des événements traumatisants dans le Caucase, rentré à Paris pour s'y ressourcer. Manipulé par le préfet Beauregard - architecte de Paris-Métropole, aussi acclamé que décrié -, il finit par réveiller une force enfouie sous la ville et devient un surhomme. Après avoir affronté son premier super-vilain, il s'interroge sur les motivations de son "bienfaiteur" et se retrouve impliqué dans la lutte de pouvoir entre ce dernier et la mairie... Beauregard dévoile finalement son jeu et, la nuit de Noël, provoque le chaos à Paris grâce à ses pouvoirs hypnotiques... 
Ce volume de Masqué offre donc une conclusion à ce récit - et ferme une parenthèse de près de soixante ans de (non)imaginaire français. Comme d'habitude avec Serge Lehman, le narratif côtoie le symbolique et les deux niveaux de lecture s'entremêlent avec brio pour offrir une fin grandiose - qui n'est qu'un commencement. 
Du point de vue de l'histoire, Braffort s'assume enfin comme un super-héros avec l'aide de la Gargouille - une statue amenée à la vie par le Plasme, cette mystérieuse force venue des bas-fonds de Paris et qui semble être l'expression de la volonté de la ville. Alors que la capitale sombre dans l'anarchie à cause des manigances de Beauregard, l'ancien sergent va devoir accepter son destin de sauveur et livrer combat. On boucle ainsi la boucle du cheminement intérieur de Braffort : un jeune idéaliste s'étant engagé dans l'armée pour servir et protéger son prochain, ramené à une morose vie civile et se voyant finalement offrir l'occasion d'être plus qu'un héros - un super-héros ! Ici, il finit par embrasser cette destinée car il n'a plus le choix : celui qui était déjà un héros en son for intérieur doit faire face à ses responsabilités pour sauver la population de Paris et vaincre le super-vilain. Au final, ce premier cycle de Masqué est une origin story pour Franck Braffort qui devient le premier nouveau super-héros français : l'Optimum. C'est aussi le récit fondateur d'une nouvelle mythologie du surhomme à Paris qui laisse entrevoir le retour des super-héros en Europe - une promesse des plus excitantes. 

Et toute la narration de ce tome (mais en fait de l'ensemble de Masqué) est sous-tendue - amplifiée même - par une symbolique riche, qui puise dans les racines de l'imaginaire science-fictionnel européen. Nous sommes ici obligés de revenir aux théories développées par Serge Lehman quant à l'étrange disparition du surhomme européen - qui pullulait durant l'entre-deux-guerres dans la culture populaire - et qu'il développe dans la Brigade chimérique. L'appropriation par le nazisme du mythe du surhomme (l'aryen parfait destiné à régner sur les autres races, voire à les exterminer) signe selon lui la mort de l'idée même d'un super-héros positif dans l'imaginaire européen et la guerre mondiale achève de piétiner le positivisme scientifique des années 20 et 30 - la bombe atomique, les camps de la mort mettent fin à l'idée d'un avenir meilleur grâce au progrès ; le futur devient alors source de méfiance au mieux...
Masqué se positionne comme le point final de cette angoisse métaphysique. La Brigade chimérique nous montrait que nous avions nos surhommes ; cette bande-dessinée nous dit qu'ils peuvent enfin revenir après un exil de plus d'un demi-siècle. Et dans le tome 4, cette affirmation est mise en scène directement via le personnage de la Gargouille : par essence, cette statue fut le témoin impassible de siècles d'actions héroïques et sa nature même l'a immunisée contre la culpabilité née de la deuxième guerre mondiale. Quand elle s'éveille à la vie grâce au Plasme, elle continue à voir le monde tel qu'il fut - son vocabulaire suranné et la façon dont elle donne nom aux différents protagonistes (templier, prêtre, etc.) en attestent.
Attardons-nous sur le Plasme justement - et les anomalies. On l'a compris, le Plasme est la volonté de la ville - une cité qui a soif de redevenir un théâtre de l'existence, qui souhaite abriter des exploits et des merveilles. La force qu'elle émet commence par donner vie à des agrégats nommés les anomalies, comme des brouillons de ce qu'elle souhaite (le Glisseur Mirage en étant le prototype le plus achevé : un surhomme volant dans les cieux). Puis Braffort lui est offert, elle le transforme et recrée un surhomme à sa mesure - avant de lui offrir un adversaire à sa taille. Dans ce tome 4, on assiste à un déchaînement du Plasme sous la forme d'une anomalie géante - qui devient consciente d'elle-même (de ce qu'elle fut, notamment) après avoir fusionné avec Braffort qui tentait de l'arrêter. C'est là qu'intervient la Gargouille : témoin de la grandeur passée de Paris, cette chimère exorcise Braffort - et l'anomalie à laquelle il est lié (soit Paris elle-même) mais aussi nous, les lecteurs ! - et le purge de toute la culpabilité accumulée depuis soixante ans... Et ce, dans une superbe double-page mettant en scène dans une spirale - symbole récurrent dans Masqué - sur laquelle figurent d'innombrables héros français du temps jadis (et on y note par exemple des portraits du Nyctalope et de Félifax tirés de la Brigade chimérique). Ainsi purgé, Braffort devient l'Optimum - un véritable super-héros bardé d'un arsenal de pouvoirs - tandis que Paris retrouve une certaine sérénité. Le combat final peut enfin avoir lieu afin d'adouber ce nouveau surhomme.
Beauregard est lui aussi un clin d'oeil aux récits merveilleux-scientifiques d'antan. Son pouvoir lui permet un hypnotisme de masse qu'il propage via les médias : comment ne pas y voir un rappel de la façon dont la propagande nazie était mise en scène dans la Brigade chimérique ? On se souvient de l'attaque de Londres par les robots hypnotiques de Mabuse ou de la façon dont Cagliostro tournait les Parisiens les uns contre les autres (déjà !)...

Graphiquement, cet album final de Masqué est sans doute le plus réussi des quatre. Stéphane Créty y déploie tout son art. Je retiens en particulier la splash page déjà évoquée de l'exorcisme de Paris (qui possède une force symbolique marquante), la vignette iconique de l'Optimum et la Gargouille en plein vol (surplombant ces lignes noires & blanches qui matérialisent le pouvoir de Braffort) mais aussi les cases successives nous montrant un Braffort enfin sûr de lui et promettant le retour des super-héros partout en Europe. De façon globale, Stéphane Créty a su offrir l'écrin idéal aux idées de Serge Lehman - soutenant aussi bien l'histoire que la symbolique de par son trait assuré. 
La couverture est quant à elle sublime et porteuse d'un symbole qui parvient à éviter le nationalisme tout en titillant notre fibre patriotique - celle qui sait que, au fond de notre culture populaire, se trouvent des héros et des aventures ne demandant qu'à revivre. 

Le bilan est donc plus que positif pour ce cycle de Masqué. Sur un plan narratif et symbolique - en assumant le lien avec sa précédente oeuvre -, Serge Lehman parvient à rendre crédible un retour des super-héros à Paris, en France, en Europe. Toutefois, ces quatre tomes sonnent comme une introduction à un ensemble plus vaste : désormais, on veut une suite, d'autres saisons ! D'ailleurs des pistes sont lancées qui ne demandent qu'à être approfondies : qui sont donc les mystérieux Nautoniers qui semblent en savoir autant sur le Plasme ? Quel est le destin des citoyens touchés par cette force durant le final ? 
Pour conclure, on ne peut aussi que s'étonner de voir qu'alors que Masqué paraissait, sa prédiction se réalisait peu à peu : on assiste désormais à un véritable retour du super-héros par et pour des auteurs français. Ainsi la collection Hypermonde chez l'Atalante offre-t-elle un prolongement à la Brigade chimérique. Ainsi l'univers Hexagon patronné par Jean-Marc Lofficier se développe-t-il sur divers supports (nouvelles, romans, comics). Ainsi Delcourt lance-t-il sa collection de comics à la française (Serge Lehman va y signer une oeuvre). Ainsi David Sarrio lance-t-il son projet de film Powerless. Etc. 
Une prophétie auto-réalisatrice ? Peut-être... En tout cas, les portes de l'hypermonde semblent s'être rouvertes en grand : à nous d'en profiter !

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