mardi 15 décembre 2009

La Brigade chimérique - une histoire chimérique

Ceux qui me connaissent un peu savent que depuis quelques années, les rapports entre Histoire (avec un grand H) et fiction me passionnent tout particulièrement. En témoigne d'ailleurs ma participation à l'anthologie Jouer avec l'Histoire chez Pinkerton Press.
Cela explique d'ailleurs en grande partie mon intérêt pour la Brigade chimérique, dont je vous parle ici déjà depuis la fin de l'été. En effet, cette BD entretient avec l'Histoire, la fiction et même l'Histoire de la fiction un rapport des plus intéressants. Je vais tenter dans ce billet d'analyser la surface de ce rapport - en me livrant à diverses hypothèses, n'étant pas dans l'esprit des auteurs. Attention donc, bien que je spécule avant tout, il est possible que je livre divers spoilers qui peuvent s'avérer toucher juste. Nous ne le saurons que lorsque les trois derniers tomes seront sortis...

La Brigade chimérique nous narre le destin de l'Europe à l'aube de la Deuxième Guerre Mondiale. Mais pas l'Europe que nous connaissons : dans la BD, le Vieux Continent est dominé par une génération de surhommes nés des excès de la superscience depuis la Grande Guerre de 14 - 18. Hormis cela, la situation géopolitique, les relations entre les puissances, l'avenir qui se dessine semblent tout à faire semblables à ceux que notre Histoire nous relate. La Brigade chimérique n'est donc pas une uchronie au sens propre (même si elle en emprunte certains éléments), mais bien une allégorie historique : une sorte de métaphore reprenant l'Histoire réelle et ses enjeux, mais jouée par d'autres acteurs - jusqu'au moment où le monde tel que nous le connaissons reprendra ses droits, ce qui est la conclusion annoncée de la BD de l'aveu même de ses auteurs.

Et ces acteurs "allégoriques", il n'est pas bien dur - quoique... - de trouver leur correspondance.
Le plus évident est le Dr Mabuse, maître de l'Allemagne, subjuguant les foules, aux projets expansionnistes et au dessein affiché de promouvoir les surhommes comme représentants de la nouvelle humanité : il s'agirait bien évidemment là d'Adolf Hitler et de son projet de Reich millénaire dirigé par la race aryenne supérieure. Parmi ses alliés, l'Italien Gog serait Benito Mussolini (mais son statut d'homme le plus riche d'Europe fait aussi penser à Berlusconi : clin d'oeil ?) et la Phalange, le tristement célèbre Franco. En Russie, Nous Autres représenteraient ce Parti Communiste si bureaucratique qu'il n'en a pas de visage, l'administration anonyme de la dictature soviétique. Pour l'axe franco-anglais, c'est plus délicat... Les manigances du Nyctalope, le côté ambigu du personnage et le fait de savoir que Jean de la Hire fit du personnage un collaborateur dans les romans plus tardifs le mettant en scène pourraient faire penser au Maréchal Pétain - d'autant que le Nyctalope est aussi une "vieille gloire" de la France, précédant la génération actuelle des surhommes. Le Dr Séverac, abritant en lui la fameuse Brigade, est une représentation de la France idéalisée - républicaine, ouverte, tolérante, tournée vers l'avenir tout en s'ancrant dans son passé. Serait-ce là le Général de Gaulle ou Jean Moulin ? De même, faut-il voir en l'Accélérateur l'équivalent de Churchill ? Là encore, des réponses pourront sans doute être déduites de la suite de la BD...

Après les personnages, les évènements...
La Brigade chimérique s'ouvre tout simplement sur une allégorie de la Conférence de Munich, au détail près qu'elle se passe à Métropolis, fief du Dr Mabuse. Celui-ci y annonce ses funestes projets et on y apprend le début de sa volonté expansionniste - Prague sera la prochaine ville à tomber. On y note la présence des Américains, là aussi par le biais de leurs surhommes (consolidant le projet narratif de la BD) dont un certain Mr Steele, clin d'oeil évident à Superman présenté comme étant d'une puissance impossible à mesurer. Il y a là donc encore une métaphore sur la position américaine de l'époque ; en retrait mais disposant déjà d'un complexe militaro-industriel sans pareil.
D'autres éléments de l'oeuvre vont dans le sens d'une allégorie historique. Les deux assauts menés par le Dr Mabuse sur Paris (via Cagliostro) puis Londres (via des robots) utilisent un procédé hypnotique, matérialisant de façon mystique ou superscientifique la puissance de la propagande nazie - qui hélas trouva des échos dans bien des pays d'Europe. De même, la relation de différents milieux avec le communisme - et donc l'alliance avec Nous Autres - renvoie à l'histoire de cette idéologie dans notre partie de l'Europe.

- SPOILER -

Maintenant qu'a été brièvement analysé le rapport de la Brigade chimérique à l'Histoire, via l'allégorie, nous pouvons nous livrer à diverses spéculations sur la suite des évènements narrés.
Serge Lehman a été clair sur le "but" de cette BD : répondre à la question de l'absence totale de super-héros européens après la Deuxième Guerre Mondiale, alors qu'ils pullulaient avant dans les romans-feuilletons. On sait donc qu'à la fin de l'oeuvre, le monde redeviendra tel que nous le connaissons en Europe, laissant le champ-libre aux surhommes américains pour prendre possession de cette sphère de la culture populaire. Mais comment parvenir à cette pirouette ? Pour ma part, je pense que la Chambre ardente jouera un rôle déterminant sur la fin de cette saga - que je vois se terminer à Métropolis, forcément. En effet, on peut supposer que l'Histoire a dévié à partir du moment où Jean Séverac a été blessé dans les tranchées, ouvrant involontairement la Chambre ardente et libérant les premières chimères dans le monde - la Brigade elle-même, mais peut-être aussi les graines d'autres possibles. Ce lieu à la frontière du monde du rêve - et donc de l'imagination toute-puissante - est probablement également l'élément qui mettra fin à l'ère superscientifique de l'Europe. On peut imaginer un Dr Séverac dépassé par le conflit se profilant, y voyant la fin annoncée du monde, et décidant de refermer la Chambre ardente en y enfermant toutes les "chimères" libérées dans le monde - les surhommes participant à ce conflit du Vieux Continent. La réalité réécrivant alors l'Histoire de façon rétro-active - comme lors d'une Crisis de chez DC, bouclant ainsi la boucle de l'inspiration des comics américains.
Encore plus intéressant, cela signifie donc que ces fameuses "chimères", ces sur-êtres oubliées de notre imaginaire, existent toujours dans la Chambre ardente. Et qu'un auteur un peu ambitieux pourrait entrebâiller la porte de celle-ci pour les en libérer à notre époque, recréant ainsi tout un pan de notre culture de façon moderne, se ré appropriant l'Histoire de la fiction française et européenne pour la faire aller de l'avant, par le biais de personnages à la fois estompés dans notre esprit mais diablement familiers.

Il est possible de se livrer à d'autres spéculations sur la base des suppositions émises - notamment sur le rôle de tel ou tel personnage en regard de son modèle historique.
Ainsi, si le Nyctalope représente Vichy d'une certaine façon, on peut prévoir sa défaite puis sa soumission au Dr Mabuse, obligeant l'Institut du Radium et la Brigade chimérique à entrer en résistance. On peut tout autant s'interroger sur la forme que prendront certains évènements historiques, comme le pacte germano-soviétique.
Bien entendu, tout cela dépend également de jusqu'où les auteurs vont pousser leur BD : la Deuxième Guerre Mondiale y débutera t'elle ? L'oeuvre prendra t'elle fin avant, laissant la réalité reprendre ses droits ?

- FIN SPOILER -

C'est donc là une autre des grandes qualités de la Brigade chimérique que de jouer avec l'Histoire tout en la respectant, de nous pousser à nous y intéresser par le biais de la fiction (celle-ci a t'elle jamais eu un autre rôle que de nous amener à contempler le réel sous un angle original ?) et au final, de nous permettre de rêver à nouveau sur la base de personnages que l'on espère voir resurgir dans de nouvelles histoires, des spin-off ou des modernisations.
En espérant que la Chambre ardente s'ouvrira à nouveau, libérant ces chimères dont notre imaginaire a grand besoin.

2 commentaires:

  1. Encore une analyse pleine de finesse sur cette BD qui est ton gros coup de cœur 2009.

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  2. Passionantes analyses que ces billets de blog pour une bd qui l'est tout autant.

    Malheureusement je n'ai découvert la série qu'il y a quelques jours (mais l'ai déjà dévoré plusieurs fois) et il semblerait que le site web ne soit plus actif (ah toile ephemere...). Merci donc pour tous ces reviews qui me permettent de compléter certains niveaux de lecture ! Ca me donne envie de les relire de nouveau...

    Étant un grand fan de croisements entre histoire et fiction, je me demandais si tu n'aurais pas quelques lectures à me conseiller (aussi bien bd que romans)...

    Encore merci et bonne route

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